Monastère des dominicaines de Lourdes

 

Gouvernement

 

 

L’article du Dictionnaire de Spiritualité sur le « Gouvernement spirituel », pose comme fondement l’Église Corps du Christ et société hiérarchique. Et l’auteur précise ce qui fera l’objet de sa réflexion : « le mot “gouvernement” vaudra pour désigner l’agir de tout supérieur responsable d’une “communauté”.

Le texte scripturaire de base est Mt 11, 29, éclairé par Mt 20, 28 ; Jn 13, 12-15 ; Lc 22, 24-27. Le regard se porte sur le Christ d’avant Pâques, sur Jésus au milieu de ses apôtres, physiquement présent au milieu de ses disciples. Dans ce contexte, le gouvernement se focalise sur un supérieur qui tient la place du Christ dans la communauté.

La tradition dominicaine a une autre approche du gouvernement, complémentaire de la précédente. Pour gouverner une communauté, pour diriger le navire, tenir le gouvernail, il est bien sûr indispensable qu’il y ait un pilote. Mais il est non moins indispensable que tous les passagers soient d’accord pour aller dans une même direction. Si chacun veut aboutir dans un port différent, le bateau n’arrivera jamais à destination ! C’est ce qu’avait bien vu Humbert de Romans :

« Des hommes ayant diverses intentions se séparent en général dans leurs actions et leurs désirs, comme si, vivant sur un bateau, ils voulaient aborder à divers ports. D’où naîtront en eux des projets et des actes si différents que l’un voudra naviguer dans une direction, l’autre dans une autre. Mais si tous s’orientaient vers un seul port, ils n’auraient pas ces divergences entre eux, car tous s’accorderaient vers le même but. On voit que l’unité de but entraîne l’unité des cœurs ».

Humbert de Romans ne dit pas qu’un seul choisit le but et que tous s’inclinent devant la décision, mais que tous ont un même but. Il place la clef d’un bon pilotage de la communauté dans l’unité des volontés. C’est une des conditions de l’unanimité, clef de voûte de la Règle de saint Augustin qui s’appuie sur Ac 4, 32-35. Ce texte fondateur doit être éclairé, pour bien se comprendre, par Ac 2.

Le chapitre 2 des Actes des Apôtres est bien connu. Le jour de la Pentecôte, des langues qu’on eût dites de feu descendent sur les apôtres rassemblés au Cénacle. Ils sont remplis de l’Esprit et se mettent à annoncer en diverses langues, à la multitude présente, que les prophéties ont trouvé leur accomplissement en Jésus. « Exalté par la droite du Père, il a reçu du Père l’Esprit Saint objet de la promesse et l’a répandu. » Ce Jésus, qui a été cloué sur une croix, est ressuscité ! Même la mort n’a pu briser sa relation au Père ! Il est le Fils. Et nombreux furent ceux qui accueillirent la Parole et se convertirent. Spontanément, ils forment une communauté ; communauté de frères réconciliés par le sang du Christ versé sur la croix. Leur fraternité devient témoin du Christ, Fils du Père.

« Ils se montraient assidus à l’enseignement des apôtres, fidèles à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières. La crainte s’emparait de tous les esprits : nombreux étaient les prodiges et signes accomplis par les apôtres. Tous les croyants ensemble mettaient tout en commun ; ils vendaient leurs propriétés et leurs biens et en partageaient le prix entre tous selon les besoins de chacun.

Jour après jour, d’un seul cœur, ils fréquentaient assidûment le Temple et rompaient le pain dans leurs maisons, prenant leur nourriture avec allégresse et simplicité de cœur. Ils louaient Dieu et avaient la faveur de tout le peuple. Et chaque jour, le Seigneur adjoignait à la communauté ceux qui seraient sauvés » (Ac 2, 42-47).
J’invite donc le lecteur à une lectio divina d’Ac 2 en passant, comme le faisait saint Dominique, de la lecture à la méditation et de la méditation à la contemplation. Nous pourrons y puiser quelque lumière sur une spiritualité du gouvernement.

 

Une communauté sans chef ?

 

Lire le texte, c’est devenir acteur : on s’étonne de que l’on voit, de ce que l’on découvre, et de ceux que l’on côtoie. Dans le récit des Actes qui est proposé, il y a particulièrement de quoi s’étonner !

Comment trois mille croyants peuvent-ils vivre dans une harmonie aussi profonde ? Personne ne cherche à occuper une place supérieure à celle des autres, à imposer son point de vue avec force ! Une chose est encore plus surprenante : personne n’est estimé individualiste ! Comment cela peut-il exister dans une communauté ? Serait-ce un rêve ? Tous mettent leurs biens en commun, tous partagent. Une telle dépendance mutuelle est-elle viable ? La collaboration y est en effet de tous les instants : tout est en commun, tous participent à une même eucharistie, tous prient d’un seul cœur. Par ailleurs chacun reçoit selon ses besoins ; cela suppose que chacun s’oublie lui-même pour penser à l’autre, pour faire attention aux besoins de l’autre. Est-ce le bonheur ? Pour celui qui reçoit, sans aucun doute ; mais pour celui qui donne… sans cesse ? Pourtant l’allégresse et la joie, présentes sur tous les visages, sont signe de bonheur. D’ailleurs de nouvelles personnes continuent à s’agréger à la communauté, à la vue d’un pareil spectacle. Il faut croire qu’il exerce quelqu’attraction !

Mon étonnement est peut-être encore plus profond devant toutes ces femmes, ces hommes et ces enfants rassemblés autour des apôtres pour écouter leur parole. Leurs motivations sont peut-être diverses : ils font des signes et des prodiges, ils opèrent des guérisons ; et, comme chacun sait, des promesses de guérisons suffisent à attirer des foules. Mais comment se fait-il que l’écoute de la Parole puisse opérer un miracle plus prodigieux que tous ces signes : tant d’hommes et tant de femmes qui, par leur témoignage de communion, attirent à leur tour des foules ?
Le plus prodigieux peut-être, c’est que personne ne se plaint d’avoir perdu sa liberté, son autonomie ! Il est vrai que personne ne commande : pas de chef qui impose ses ordres ! Tout le monde marche d’un seul élan, mais il semble que ce soit sans contrainte. Avouons-le, nous croyons être en pleine utopie.

La lecture a fait surgir des questions, provoquées par l’étonnement. Allons plus loin par la méditation.

 

Tous frères, tous responsables

Une parole du Seigneur me revient à l’esprit : « Quand deux ou trois se rassemblent en mon nom, je suis au milieu d’eux ».

À la question : « Qui tient le gouvernail, qui dirige le navire de la barque ? », on peut donc répondre : Jésus ! Mais Jésus est physiquement absent. Alors comment peut-il gouverner ? Certains avanceront : par Pierre, qui est le chef des apôtres. Il est sûr que les apôtres jouaient un rôle personnel dans le gouvernement des communautés au quotidien : il suffit de lire d’autres passages des Actes des Apôtres ou les lettres de Paul. Mais dans notre texte, Pierre ne joue aucun rôle particulier ; il prêche le Christ, il enseigne comme les autres apôtres. Pourtant, si personne ne tient le gouvernail dans un navire, il se brise sur le premier récif rencontré ou part à la dérive. Alors qu’en est-il ? Il faut revenir à l’expérience pascale des apôtres.
La croix a mis un terme à la proximité dans laquelle les disciples ont vécu avec Jésus pendant trois ans : ils ne peuvent plus retenir auprès d’eux Jésus ressuscité. Après s’être manifesté ressuscité, Jésus a disparu, inaugurant ainsi un nouveau mode de relation avec ses disciples : il les renvoie à la communauté qui sera désormais leur référence. Elle tient désormais la place qu’il a tenue auprès d’eux pendant trois ans par sa présence physique. Cela, il le leur avait annoncé : « Il vous est bon que je m’en aille… Je viens à vous ». Oui, c’est bon, car par le don de l’Esprit, la présence du Seigneur est intériorisée. La relation n’est plus limitée à un lieu et par un lieu. Elle se noue partout où germe l’amour du frère. Augustin disait : « Étends la charité au monde entier, si tu veux aimer le Christ, car les membres du Christ s’étalent sur le monde entier. »  

Or recevoir l’autre comme frère n’est possible que si l’on est uni au Père, en Jésus, grâce au don de l’Esprit. Recevoir tout homme comme un frère, c’est vivre de la relation qui est au plus profond du Seigneur : sa relation au Père.

À la suite des apôtres, nous ne rencontrons donc désormais Jésus qu’à travers les frères : il vit en tous ceux qui, en lui, ont avec son Père une relation semblable à la sienne, en ceux qui sont ses frères, qui sont frères. La communauté est constituée par tous ceux qui ont Dieu pour Père et accueillent comme frères ceux que le Père leur donne. La fraternité vient de cette paternité. La fraternité est donc le seul lieu où on peut rencontrer le Christ, le seul lieu où on le rejoint dans sa relation au Père. « Désormais il a pris visage de communauté. Comme le seul visage terrestre du Père est le Christ, le seul visage terrestre du Christ est la koinônía, la fraternité ». Nous ne voyons le Christ, depuis son ascension, que dans la communauté ecclésiale. La communauté est la seule visibilité du Christ et donc du Père.

Posons-nous à présent la question de la place du « pilote ». La présence du pilote dans le navire est liée à l’unité des frères. Sans communion, il ne peut donc y avoir de gouvernement. Le Seigneur ne tient pas le gouvernail lui-même ; il répand son Esprit dans ses frères, sachant que la présence du même Esprit en chacun entraînera un même désir et par suite une même volonté : être frères du Christ, membres de la communauté ; glorifier le Père ; aimer tous les hommes et leur annoncer la Parole qui leur permettra de devenir à leur tour enfants du Père. Alors le navire ne courra pas de danger : la fermeté de la direction sera assurée. Il suffira qu’à tour de rôle un des membres de la communauté assure la surveillance du gouvernail, en se faisant le serviteur de la communion.

Il n’y a pas de gouvernement possible sans ce regard de foi sur la communauté.

 

Un regard silencieux

Un regard de foi, mais aussi une contemplation. On objectera que les deux expressions sont synonymes. Pas forcément. La contemplation implique de regarder longuement ce qui nous entoure pour en accueillir la présence, dans le silence. Contempler la première communauté de Jérusalem, c’est accueillir sa présence par un regard silencieux, pour se laisser habiter par elle. Sa joie, son unité, son amour pour la Parole, peuvent alors pénétrer en nous et nous habiter.

Le gouvernement implique la prise de parole dans les chapitres, dans les divers échanges concernant les décisions à prendre. Mais d’où vient cette parole ? Sa source doit être notre monde intérieur qui précède toute parole et doit l’accompagner.

Cette contemplation est indicible, car comment dire une présence ? Pourtant quelque chose doit pouvoir se dire, une parole où chacun entendra comme un écho de ce qui a été contemplé et qui ne se partage pleinement que dans le silence.

 

Conclusion

L’âme et le cœur un, tendus vers le Père; la charité fraternelle, c’est-à-dire un amour tourné vers l’autre qui ne cherche pas son intérêt mais le bien commun; le pardon qui cimente la fraternité la liberté qu’engendre une obéissance joyeuse et volontaire à la Parole; autant d’éléments qui sont les fondements d’une spiritualité du gouvernement en vie dominicaine, car ils permettent au navire de garder le cap vers le but poursuivi : la mission de l’Ordre. Cette spiritualité du gouvernement est, en fait, une facette de la spiritualité de communion. Le mot «gouvernement» désigne alors un consensus, une volonté commune, une décision commune ou un souhait de la communauté» ratifié par le prieur. Il faut ajouter une précision : un supérieur peut toujours ne pas prendre en compte le point de vue de la communauté, mais Humbert de Romans pense que cela ne peut être justifié que par des raisons graves. Cette définition du gouvernement vaut pour un couvent, mais aussi pour une Province, ou toute autre entité dominicaine.

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