Bienheureuse Marguerite de Savoie
Bienheureuse Marguerite de Savoie (1370-1464)
Issue de la famille régnante des ducs de Savoie, la Bienheureuse Marguerite naquit dans les premiers jours de juin 1390. Elle eut pour père Amédée, prince de Piémont et d'Acaia, et pour mère Catherine, fille d'Amédée IV, comte de Gênes.
Son éducation répondit à l'illustration de son rang : l'innocence et la grâce relevaient les charmes de sa personne et ravissaient quiconque l'approchait. Encore enfant, elle donna des marques non équivoques de sa sainteté future. Saint Vincent Ferrier évangélisait alors le nord de l'Italie. Marguerite eut le bonheur de l'entendre, et le fruit qu'elle retira de ses instructions fut une aversion très accusée pour les biens trompeurs d'ici-bas. Dès cette époque, elle songea sérieusement à vouer à Dieu sa virginité : des raisons particulières empêchèrent la réalisation de ce pieux désir.
La mort de son père, arrivée le 7 mai 1402, porta un coup terrible à son âme sensible : la divine Providence lui fit retrouver celui qu'elle venait de perdre dans la personne d'un oncle, le prince Louis, lequel, n'ayant point d'enfant, adopta Marguerite comme sa propre fille.
Depuis de trop longues années, les princes de Piémont étaient en guerre avec le marquis de Montferrat. Aux luttes sanglantes, qui désolaient périodiquement leurs provinces, succéda enfin une paix conclue à Asti, le 23 mars 1403. Elle devait être consolidée par le mariage de notre princesse Marguerite avec le marquis de Montferrat, Théodore II, veuf de Jeanne de Bari, laquelle avait laissé un fils, le prince Jean-Jacques, héritier de la couronne, et une fille, la princesse Sophie, appelée à régner à Constantinople.
Cette union, si favorable aux intérêts de l'Etat, était des mieux assorties au regard de la religion. Esprit distingué, ami de la justice, dévoué à la sainte Eglise, Théodore estimait avant tout dans sa nouvelle épouse les dons précieux de la grâce. Marguerite lui rendit pleinement son affection. Vraie mère pour les enfants de ce prince, elle ne cessa jamais de les porter au bien et de régler leur éducation sur les maximes de l'Evangile. Elle-même, dans sa vie privée, se montrait fort exacte à garder les préceptes divins, assidue à l'oraison, rigide dans les pratiques du jeûne et de l'abstinence. Elle fréquentait les sacrements et mettait ses délices à passer au pied des autels le temps libre que lui laissaient ses obligations. Privée des joies de la maternité, la sainte princesse pouvait plus aisément prendre soin des pauvres. Qui dira le nombre des orphelins entretenus de ses deniers? des vieillards assistés par l'effet de sa vigilance? des veuves qu'elle préserva d'une affreuse misère? des jeunes filles que sa générosité arracha aux séductions du vice ?
Quand son mari fut nommé gouverneur de la République de Gênes, Marguerite dut l'accompagner dans l'appareil d'une pompe royale ; mais, au rapport d'un historien, l'éclat de la solennité n'eut rien de comparable à la modestie qui rayonnait dans toute sa personne. Dieu, semblait-il, ne l'avait associée à un si grand honneur qu'afin de lui ménager le mérite d'en mépriser le faste et de rester humble au sein de la gloire. La Providence avait encore d'autres vues. En l'amenant à Gênes, elle lui réservait le bonheur d'entendre à nouveau saint Vincent Ferrier, qui s'y trouvait alors, et qui, comme partout, soulevait les âmes de ses auditeurs. La marquise s'attacha aux pas de l'homme apostolique, et fut tellement touchée de ses exhortations sur les paroles de saint Paul : Je -vous conjure, par la miséricorde de Dieu, de faire de vos corps une hostie sainte, vivante, agréable à Dieu, qu'elle prit sur-le-champ la résolution de commencer une vie nouvelle, basée sur la pénitence et l'humilité, et de mourir entièrement au monde et à ses délicatesses. Reconnaissant à la lumière divine ce que la grâce exigeait d'elle, Marguerite s'adonna avec une admirable ferveur aux exercices d'une sévère mortification. Sous ses riches habits, elle cacha un rude cilice ; elle augmenta ses jeûnes et plus que jamais prit à dégoût le siècle parmi lequel elle vivait : volontiers elle eût échangé sa condition de souveraine pour se faire la dernière dans le cloître. Le temps n'était pas venu de réaliser un tel souhait. Mais voici que le prince Théodore, à l'apogée de sa gloire, vint à mourir inopinément. Profonde douleur pour sa bien-aimée compagne. Depuis quinze ans, ils marchaient la main dans la main, et jamais le moindre nuage n'avait obscurci le ciel de leur union bénie. Tout en gardant la régence jusqu'à la majorité de Jean-Jacques, la noble veuve mena une vraie vie de religieuse et fit le vœu de continence perpétuelle; puis, le moment venu, elle fut heureuse de remettre au jeune prince les rênes du gouvernement, et se retira, malgré les instances des grands pour qu'elle continuât à l'aider de ses conseils. L'appel divin lui montrait une autre voie. Elle quitta tout : couronnes, titres de grandeur, et se rendit à Alba-Pompéia, pour y vivre dans la solitude et la prière.
II. — A peine était-elle installée dans sa retraite, qu'une ambassade solennelle vint un instant troubler son âme affamée de silence et de repos. C'étaient les envoyés de Philippe Visconti, duc de Milan, chargés de la demander en mariage pour leur souverain. La princesse répondit qu'ayant pris des engagements avec Dieu, et de ce chef se trouvant liée en conscience, elle ne pouvait plus songer à aucune alliance humaine. Mais le duc ne se tint pas pour battu. Il s'adressa au Pape Eugène IV, et obtint pour elle la dispense de son vœu. Il fut trompé dans ses calculs. Marguerite refusa la dispense et s'en excusa auprès du Souverain Pontife, déclarant que son vœu n'avait point été fait à la légère, mais en pleine réflexion, avec une volonté bien ferme de n'avoir plus avec le monde aucun commerce de cette sorte. Le Pape n'avait cédé que par condescendance aux prières du duc ; il loua hautement la mâle vertu de notre princesse et lui écrivit en témoignage de sa satisfaction.
Dieu, qui avait choisi Marguerite pour servir de mère à quantité d'âmes généreuses, jugea nécessaire de lui donner quelques-unes des marques de sa royauté ; nous voulons dire un manteau d'opprobres et une couronne de douleurs. Elle venait de faire profession dans le Tiers-Ordre, quand elle se vit soudain assaillie par des accès de goutte. Eprouvée contre son attente, elle eut comme un moment de faiblesse. La chair et le sang paraissaient prévaloir sur son courage. Elle commença donc à se plaindre de l'abandon où le divin Maître la laissait, dans l'accablement de ses maux, et désira en secret d'en être délivrée. L'auguste mère de Dieu lui apparut, et d'une voix pleine de tendresse lui dit : « Ma fille, il vous faut conformer votre volonté à celle de Dieu et vous armer de patience pour endurer les peines que sa main vous destine. Sachez-le bien; dans des vues de miséricorde que plus tard vous comprendrez, Dieu entend que vous soyez clouée sur la croix toute votre vie : la mort seule vous délivrera de ce long martyre. D'ici là, courbez l'épaule sous le fardeau avec générosité et vaillance. »
A dater de ce jour, la pieuse veuve ne demanda plus de soulagement à ses douleurs. Etrangère, autant qu'il dépendait d'elle, aux soucis de la terre, elle semblait ne vivre que pour le ciel, sollicitant l'unique grâce d'être comptée au nombre des élus. Un jour qu'elle récitait cette prière avec une admirable ferveur, Notre Seigneur se présenta tenant à la main trois dards. L'un portait sur une banderole le mot calomnies; l'autre, infirmités; le troisième, persécutions. « Fais ton choix », dit Jésus à sa servante. Marguerite eut un instant de frayeur. — « O mon Dieu, répondit-elle, pardonnez ma hardiesse. Mais ne vous montrez-vous pas d'une extrême rigueur envers votre servante? Pour exciter la confiance de ceux qui vous aiment, vous vous servez de comparaisons touchantes. Un Père, dites-vous, donne-t-il une pierre à l'enfant qui lui demande du pain? Et maintenant que moi, pauvre pécheresse, je soupire après la possession de vous-même, et sollicite pour grâce unique de prendre place parmi vos élus, pour toute réponse vous me présentez trois dards aigus, et, qui plus est, vous m'ordonnez de faire mon choix!... Mais non, Seigneur, vous n'êtes pas un maître dur et sévère ; dans ces calomnies, ces infirmités, ces persécutions, que vous m'offrez, je reconnais l'effet de cette clémence qui m'ouvre des voies plus sûres pour arriver au salut. Au lieu de choisir moi-même, je vous laisse de me traiter comme l'entend votre bonté tout aimable; ou bien, s'il me faut marquer ma préférence, ces dards qui sont en votre main, je les prends tous les trois... » — « Bien, ma fille, dit Jésus avec un sourire d'amour; moi-même je t'ai donné l'exemple. Pour toi, je suis descendu des cieux, j'ai revêtu ta misère et tes infirmités, j'ai enduré travaux, souffrances, ignominies, je suis mort sur une croix. Le disciple n'est pas au-dessus du Maître ; marche sur mes traces et tu me posséderas éternellement. »
La vision disparut, mais les suites ne tardèrent pas à se faire sentir.
Les premiers coups vinrent du côté de Milan. Les sujets du duc Philippe ne pardonnaient pas à la Bienheureuse son refus d'épouser leur maître. Mille calomnies furent inventées pour noircir la réputation de la sainte veuve. A leurs yeux, elle n'était qu'une hypocrite, cachant sous des apparences trompeuses de criminels engagements. On osa dire au Pape qu'elle renouvelait l'hérésie des Vaudois, en abritant des vices honteux sous le manteau de la dévotion. Marguerite endura l'affront sans se défendre ni permettre qu'on la défendît. Mais le Vicaire de Jésus-Christ fut moins patient : d'un mot il ferma la bouche aux détracteurs et les confondit.
En second lieu, l'infirmité s'abattit sur la sainte princesse:jusqu'à sa mort, la goutte lui fit souffrir d'atroces douleurs.
Quant au troisième dard, les persécutions, rien ne lui manqua de ce côté; nous le verrons surtout, en parlant des épreuves réservées au directeur de son âme. Le démon entra lui-même en lice, et mit tout en œuvre pour l'éloigner de l'oraison. Il la saisissait pendant sa prière, relevait à une grande hauteur et la laissait retomber lourdement. Marguerite, préservée de toute blessure par le secours de Dieu, reprenait sans trouble l'exercice interrompu.
Croyant toujours n'avoir rien fait pour le service de son Epoux bien-aimé, elle vivait dans une appréhension continuelle, quand il plut à Dieu de lui inspirer la pensée de passer du Tiers-Ordre qu'elle professait dans le second Ordre de Saint-Dominique. Elle s'en ouvrit aux Tertiaires, ses compagnes, qui toutes entrèrent dans ses vues. Du consentement d'Eugène IV, elle construisit à Albe un monastère capable d'abriter une centaine de religieuses, et le dédia à sainte Marie-Madeleine. Elle y unit les revenus de certains prieurés sur lesquels elle avait des droits, notamment des abbayes de Notre-Dame-des-Grâces et de Grazzano, dans le marquisat de Montferrat. Le nouveau monastère fut placé, en vertu de l'autorité pontificale, sous la juridiction des Frères Prêcheurs; le P. Jacques ou Manfred de Bollini, chargé du spirituel avec le titre de Vicaire apostolique, présida à la prise de possession. Les Sœurs, au nombre de soixante, et appartenant toutes aux principales familles d'Italie, reçurent l'habit du grand Ordre et firent profession solennelle entre les mains du P. Bollini.
III. — Au monastère de Sainte-Marie-Madeleine, notre Bienheureuse n'eut d'autre souci que de retracer dans sa personne l'idéal d'une parfaite religieuse dominicaine ; elle prévoyait avec raison que ses compagnes, ayant sans cesse les yeux fixés sur elle, se trouveraient naturellement portées à l'imiter, si elle devenait un exemplaire d'observance et de régularité. Ses rapports précédents avec les Frères Prêcheurs lui avaient fait toucher du doigt l'importance et la force de l'obéissance religieuse ; aussi fit-elle converger sur ce point tous ses efforts. Elle remit sa volonté propre aux mains de son père spirituel, pour ne plus dépendre que de lui. Ce religieux, homme de Dieu, très désireux de conduire au faîte même de la perfection son illustre pénitente, non seulement prit à tâche de l'exercer dans ces pratiques d'humilité et de renoncement communes à tous les instituts religieux, mais voulut encore extirper jusqu'aux dernières racines de l'amour-propre et combattre même les inclinations les plus innocentes. Marguerite était digne de comprendre sa forte direction et de s'y soumettre. Les deux traits suivants en fourniront la preuve.
La servante de Dieu avait une petit biche, si bien dressée qu'elle exécutait, avec un instinct surprenant, tout les ordres de sa maîtresse. Marguerite désirait-elle mander une Sœur ? 11 lui suffisait d'indiquer du doigt la cellule où elle se trouvait, pour qu'aussitôt la biche y courût et amenât la religieuse en la tirant par sa robe. La Prieure voulait-elle réunir extraordinairernent le chapitre de la communauté? Elle montrait la corde de la cloche, et la petite bête, prenant cette corde entre ses dents, sonnait comme n'eût pas mieux fait une créature raisonnable. Le Père confesseur vit dans l'attachement de la V. Mère pour le gentil animal une belle occasion de la mettre à l'épreuve. Il lui commanda de se défaire de la biche. Marguerite obéit sur-le-champ, non sans que le sacrifice lui coûtât beaucoup.
Il y avait au monastère une jeune fille, nommée Benventina Bocconelli, que la sainte Prieure avait pris soin elle-même de former à la vertu. L'enfant répondit aux prévenances de la sage maîtresse et mettait une de ses jouissances les plus douces à conférer avec elle des choses spirituelles. Le confesseur l'apprit ; sans entrer dans aucune explication, il interdit tout rapport entre la Prieure et la novice. Marguerite cessa ses entretiens, et ne les reprit plus tard que sur l'injonction formelle du religieux, édifié de sa soumission.
Jamais on ne put remarquer dans notre sainte l'ombre d'une résistance. La volonté du directeur de son âme était la sienne propre. Son obéissance était si complète qu'elle ne raisonnait jamais sur un ordre reçu.
Nous avons vu que l'un des dards portait le mot : Persécutions. Ce genre d'épreuves atteignit la partie la plus sensible de son âme. Les ennemis de la Bienheureuse pensèrent, non sans raison, que le plus grand tort lui faire était de lui enlever l'assistance de son confesseur. Ils dirigèrent leurs batteries de ce côté. Mensonges et calomnies tombèrent sur le vénérable religieux avec une telle violence que, Dieu le permettant, il fut déposé de ses fonctions et jeté dans la prison publique. Atterrée d'un coup si terrible, la servante de Dieu mit tout en œuvre pour faire reconnaître l'innocence du directeur spirituel de son monastère. Ayant autorisation du Pape pour sortir de la clôture, elle alla trouver la femme du gouverneur, laquelle par ailleurs était son obligée. Mais, loin d'accueillir sa requête, cette dame ingrate repoussa la vénérée Mère avec tant de hauteur qu'en fermant la porte, elle faillit lui écraser la main. Le châtiment ne se fit pas attendre. A trois reprises successives, la malheureuse donna le jour à de petits monstres. Eclairée par ses infortunes, elle vint se jeter aux pieds de la sainte Prieure, en sollicitant son pardon. La charitable princesse la consola et lui obtint de Dieu rémission d'une peine si justement méritée.
Cependant la malveillance continuait à poursuivre le P. Manfred. Retenu jusque-là dans les prisons d'Albe, il fut transféré ensuite dans celles de Grenoble. Marguerite ne put supporter une telle injustice. A force de démarches réitérées, elle parvint à démontrer, preuves en main, la parfaite innocence de l'inculpé. Le saint religieux, sorti de prison, se rendit à Rome pour y plaider lui-même sa cause. Le Pape en reconnut la justice, et, sans retard, réintégra Manfred de Bollini dans son office de Vicaire Apostolique et de confesseur du monastère Sainte-Marie-Madeleine.
IV. — On ne saurait dire le zèle déployé par la bienheureuse Prieure pour faire avancer ses filles dans le chemin royal de la perfection. Elle appuyait d'une prière incessante ses exhortations et ses exemples; et maintes fois elle obtint de connaître par des lumières surnaturelles les dispositions intimes des cœurs.
Une malheureuse Sœur, dont les actes avaient pour unique mobile la vanité, cachait sous des dehors de vertu les ravages de son amour-propre. La Mère Prieure avait pénétré le triste état de cette âme, et épuisé vainement avis, prières, remontrances pour la ramener au bien. Sur les entrefaites, la Sœur mourut. Dans la communauté, il n'y avait qu'une voix pour louer sa sainte vie et envier le bonheur dont, sans nul doute, elle jouissait au ciel. Marguerite, en proie à des inquiétudes mortelles, se taisait, se bornant à recommander à Dieu l'âme de sa pauvre fille. Une nuit, la défunte lui apparut. « Je suis, dit-elle, une de ces vierges folles qui ont négligé de mettre de l'huile dans leurs lampes; j'ai entendu retentir à mes oreilles le Je ne vous connais pas, et la porte du Paradis m'a été fermée. Mon sort est celui des damnés dans le lieu d'horreur, de désespoir, de grincements de dents. » La servante de Dieu épouvantée put à peine articuler ces mots : « Mais vos œuvres, où sont-elles? — Mes œuvres! je les ai faites par vanité et pure hypocrisie. » Et, prenant une poignée de paille, elle la jeta au vent : « Voilà, dit-elle, l'image de la vie des âmes orgueilleuses : un peu de paille que le moindre souffle emporte et fait disparaître pour toujours ! »
Glacée d'effroi, la Bienheureuse passa des semaines entières dans des larmes et des pénitences qu'on ne s'expliquait pas autour d'elle; par là elle voulait épargner, à elle-même et à ses compagnes, le malheur de la réprobation éternelle.
Un soir, la vénérable supérieure aperçut le démon rôdant sous le cloître. « Que fais-tu là? » demanda-t-elle. — « Je garde une de tes filles qui a depuis longtemps sur la conscience une faute dont elle ne se confesse pas. Je la tiens, elle est sous ma griffe, elle ne m'échappera pas. » Et Satan disparut en poussant un formidable éclat de rire. Marguerite réunit aussitôt la communauté en Chapitre, raconta sa vision, et exhorta chaleureusement les Sœurs à s'examiner devant Dieu avec le plus grand soin. Toutes mirent à profit l'avis salutaire, à l'exception de la coupable. « Oh ! non, disait celle-ci, cette parole n'est point pour nous : Satan est le père du mensonge ; toutes, nous avons la douce confiance d'être en paix avec Dieu. » Or, peu après, l'infortunée Sœur tomba gravement malade et mourut : impénitente, selon Razzi; réconciliée, grâce aux efforts de notre Bienheureuse, d'après le P. Hercolani, dans son ouvrage « Galerie des saintes veuves ».
Le souci de la sage Prieure pour les intérêts spirituels des âmes nel'absorbait pas au point de lui faire oublier les avantages temporels des corps.
Une religieuse, malade depuis un certain temps, troublait la maison par ses doléances sans fin. On commençait à se lasser de la servir, ou du moins d'avoir pour elle les attentions délicates qu'elle recevait de si mauvaise grâce. La Bienheureuse, prenant en considération cet état de choses, fit transporter dans sa propre chambre la Sœur infirme, épuisa en sa faveur les industries d'une charité vraiment héroïque, et parvint à la remettre sur pied, plus peut-être par ses incessantes prières que par ses soins multipliés.
Sa petite-nièce, Amédée de Savoie, qui épousa plus tard Jean-Jacques de Lusignan, roi de Chypre, fut prise, dans le monastère où elle était élevée, d'une maladie qui la fit désespérer des médecins. Marguerite, à bout des ressources humaines, s'adressa au ciel avec cette foi qui transporte les montagnes. La Reine des anges lui apparut et lui promit la guérison de l'enfant, Marguerite se rend près de la petite malade et la trouve hors de danger.
La charité de la servante de Dieu rayonnait au delà des étroites limites du monastère. On lui avait prescrit un vin salutaire, comme adoucissement aux cuisantes douleurs de la goutte qui la torturait. Mais ce vin était devenu également le partage des infirmes pauvres de la ville. Obligée pour affaire d'entreprendre un voyage, Sœur Marguerite voulut qu'en son absence le vin continuât d'être distribué. L'ordre fut exécuté si fidèlement qu'en peu de jours le tonneau se trouva totalement vide. A son retour, la Bienheureuse sent le besoin de prendre un peu de son vin. On lui répond qu'il n'en reste plus. « Allez voir quand même, réplique-t-elle, peut-être s'en trouvera-t-il encore quelques gouttes. » On obéit et, à la stupéfaction de la communauté entière, on constate que le tonneau est rempli jusqu'à la bonde. Ses prières obtinrent pour un pauvre fermier que ses blés, renversés par la grêle, se relevassent, et que le champ fournît une magnifique moisson.
Le fait suivant montre de quel poids sont devant Dieu les mérites d'une âme vraiment sainte, et comment la voix de ses gémissements monte plus haut que les clameurs de malédiction soulevées par les crimes des pécheurs.
Albe, par ses désordres, avait comblé la mesure, et la vengeance céleste allait fondre sur la cité. Une effroyable tempête de vent, de pluie, de tonnerre, éclata soudain, déracinant les arbres, renversant les habitations, menaçant la ville d'une ruine totale. Au milieu de la consternation universelle, notre Bienheureuse réconfortait ses Sœurs, les animait à pousser vers le ciel d'ardentes supplications. Tout à coup, dominant les bruits sinistres de la tempête se firent entendre des hurlements épouvantables : « Malédiction sur cette Marguerite qui, par ses prières, nous empêche d'achever notre œuvre ! Oui, qu'elle soit maudite à jamais ! » Et, ce disant, les monstres vomis par l'enfer s'enfuyaient vers les abîmes, et la sérénité succédait à l'ouragan. Cette miraculeuse délivrance porta haut et loin la réputation de la V. Mère.
V. — Nous ne nous arrêterons pas à parler des extases, visions, ravissements de la sainte religieuse. Elle en était favorisée dans une large mesure : maintes fois elle fut élevée de terre, et, dans cet état, il lui semblait se trouver mêlée au chœur des Séraphins. Telle était alors sa puissance sur le cœur de Dieu, qu'elle obtenait infailliblement tout ce qu'elle demandait : Precum ac lacrymarum ejus tanta vis fuit, ut, quidquid a Deo peteret et impetraret, lisons-nous dans l'office liturgique à son honneur.
Passons également sous silence bien des traits qui révèlent son esprit prophétique, et arrivons au récit de sa précieuse mort.
Marguerite était plus que septuagénaire, et il y avait quarante-quatre ans qu'elle portait les blanches livrées de saint Dominique. Le moment était venu où le Bien-Aimé voulait la convier aux joies de la patrie céleste.
Pendant plusieurs nuits, un brillant météore parut au-dessus de sa chambre. L'avant-veille de son trépas, la Bienheureuse fit effort pour se lever de sa couche. La faiblesse ne le permettant pas, les Sœurs lui demandaient ce qu'elle voulait faire : « Aller au-devant de mon Maître, qui entre dans cette chambre, » répondit-elle, et aussitôt une vive lumière remplit l'appartement. Les religieuses, profondément émues, se prosternèrent, tandis que la pieuse mourante prodiguait des marques de respect et adressait des paroles d'amour à Celui qu'elle avait le bonheur de contempler. En même temps, les Sœurs entendaient, parmi de célestes symphonies, des voix virginales invitant la sainte de la terre à entrer en compagnie des élus du ciel.
Quand Marguerite reçut les derniers sacrements, on remarqua dans l'assistance une religieuse dominicaine inconnue. La cérémonie achevée, cette religieuse ne se trouva plus dans la chambre. Personne n'avait osé lui adresser la parole ; mais à son maintien tout céleste, on n'hésita pas à conclure que c'était, sans nul doute, sainte Catherine de Sienne. On entendit aussi deux chœurs invisibles réciter alternativement les prières de la recommandation de l'âme, puis entonner un chant d'une suavité inexprimable, au moment où Sœur Marguerite rendit le dernier soupir. C'était le 23 novembre 1464, vers minuit.
A l'instant même, la grosse cloche du monastère se mit en branle d'elle-même, pour annoncer aux habitants d'Albe la mort de la bien-aimée princesse, et une longue théorie de saints et de saintes, richement vêtus, des torches en mains, se déploya à travers les rues, au vu d'un certain nombre de personnes qui en rendirent témoignage, et alla jusqu'à l'église du monastère, comme pour venir chercher et conduire au ciel leur nouvelle concitoyenne. C'est ainsi que parfois dès cette vie, l'Eternel exalte ses fidèles serviteurs, et, en échange des calomnies, des souffrances et persécutions qu'ils ont endurées pour son amour, les honore devant les peuples par un magnifique triomphe. Les funérailles de la sainte princesse furent dignes de son rang, mais conformes en même temps à son esprit d'humilité. Des grâces merveilleuses récompensèrent la foi de ceux qui eurent recours à son intercession. Ainsi qu'elle l'avait demandé, on la descendit dans la crypte commune, sous les pieds des Sœurs. Le tombeau resta dix-huit jours recouvert de simples planches, en attendant la pierre de marbre qui devait refermer l'entrée. Avant qu'elle fût placée, les religieuses demandèrent à contempler une fois encore les traits de leur vénérée Mère. On ouvrit le cercueil, et le corps fut trouvé flexible, coloré, exhalant une suave odeur. Un Convers nommé Fr. André, qui avait ôté le couvercle, se pencha pour baiser dévotement la main de la défunte, et voilà que la Bienheureuse lève le bras pour lui faciliter le mouvement. Tous aussitôt de s'écrier qu'il ne convient pas de laisser le saint corps dans la sépulture ordinaire. On prépare un tombeau élevé de terre, placé à l'entrée du chœur des religieuses. Cette translation eut lieu le 13 décembre de la même année. Or il arriva que l'ouvrier, en retirant le cadavre de la fosse première, fit heurter le visage contre une paroi. A l'instant il en sortit un jet de sang, en présence des assistants émerveillés. Il fallut laisser exposée la sainte dépouille trois jours encore, pour la consolation des fidèles. De nouveaux miracles attestèrent le crédit de la vénérable défunte auprès de Dieu. Une mère de famille, affligée d'un cancer à la poitrine, se trouva guérie, en approchant du siège de son mal une main de la Bienheureuse. Une autre, presque à l'extrémité, se recommanda aux suffrages de la sainte princesse, et se trouva soulagée. Mais, son mari faisant fi du miracle et voulant attribuer la guérison aux remèdes humains, elle retomba dans son premier état, jusqu'à ce que les deux époux, désormais éclairés, fissent amende honorable devant le sépulcre de la Bienheureuse.
Tant que le saint corps était resté non enseveli, une religieuse très attachée à la Mère Marguerite, descendait chaque nuit de sa cellule, et découvrait le visage de la défunte pour le contempler. Il lui arriva de laisser tomber des gouttes de cire enflammées sur la main de la Bienheureuse. 11 se forma des boursouflures laissant épancher une humeur qu'on recueillit et qui devint un instrument de guérisons miraculeuses. La Sœur s'était bien gardée d'expliquer l'origine de ce phénomène : ce fut la Bienheureuse elle-même qui la révéla en apparaissant à la Prieure, et lui recommandant de veiller sur le respect dû à ses restes.
Il se fit une nouvelle translation du corps de Marguerite de Savoie, grâce à la munificence et à la piété de Guillaume Paléologue, marquis de Montferrat. La sainte princesse repose désormais dans un riche mausolée, placé au-dessus du maître-autel de l'église conventuelle de Sainte-Marie-Madeleine, à Albe ; à l'entour, d'innombrables ex-voto témoignent des bienfaits de la Bienheureuse et de la reconnaissance de ses protégés. Terminons par le récit d'une grâce insigne obtenue par son intervention.
Dorona de Sassolo, noble jeune fille, placée dans le monastère comme élève, avait conçu une dévotion extraordinaire pour la bienheureuse Marguerite, et ne cessait de l'invoquer. Son éducation terminée, elle épousa un gentilhomme de la ville d'Albe, appelé Vincent Rondanini. A l'époque de la guerre entre l'Espagne et la France, Albe, au pouvoir des Espagnols, fut assiégée par les Français. Un jour que Vincent Rondanini était imprudemment sorti de la ville, il fut arrêté par les soldats ennemis, enchaîné, mis en prison. Il y avait quelque temps qu'il gémissait dans les fers, quand une voix, douce et forte tout ensemble, lui dit intérieurement : « Prends la fuite, n'attends pas. » II ne savait que penser ; mais, s'apercevant que ses liens sont brisés, les portes de la prison ouvertes, il s'échappe, évite pendant deux jours la poursuite de ses geôliers, et arrive près de son épouse, qui ne cessait d'implorer pour lui l'assistance de la Bienheureuse. Il raconte son aventure. « C'est elle, c'est sainte Marguerite qui m'a sauvé. » conclut le gentilhomme, et les deux époux s'empressent d'aller la remercier à son tombeau.
Marguerite de Savoie fut toujours tenue en grande opinion de sainteté. Déjà le Pape saint Pie V avait permis aux religieuses de Sainte-Marie-Madeleine de célébrer annuellement la fête de leur fondatrice, avec sa mémoire à l'Office comme à la Messe. Clément X approuva solennellement le culte de la Bienheureuse et permit à tout l'Ordre des Frères Prêcheurs de l'insérer dans sa liturgie, à la date du 27 novembre.